- On s'emmène * - On s'emmène *
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Musique d'ambiance ]
Tout ça, c’est la faute à Gaya.
Gaya et son sourire dans les dents, Gaya et ses dreads qui sentaient le jasmin, Gaya et ses fringues délirantes, Gaya et ses yeux qui pétillaient, Gaya et ses mauvais goûts, Gaya tout court. Si j’en étais là, c’était à cause d’elle. Elle n’aurait jamais dû venir me rejoindre dans le saule, ce soir-là. Je n’aurais jamais dû la voir. Elle n'aurait jamais dû s'immiscer dans ma vie, pas comme ça.
Le paysage défilait sous mes yeux ternis, ne me laissant apercevoir que de longues lignes mouvantes vertes, bleues et jaunes, variant de temps en temps vers d’autres tons. Elle, elle se cachait derrière le regard haineux et amer de Bill. Sa bouche à lui murmurait des paroles que je connaissais par cœur tandis qu’elle me souriait de son siège. Je ne pouvais détacher mes yeux de son visage. Une larme, lentement, coula le long de ma joue, comme si elle voulait rivaliser avec l'étincellement de son sourire à elle. Rêve ma fille. Tom me serra la main plus fort tandis que Bill détournait la tête.
You're killing me, You're killing me
Les lèvres de Bill murmuraient encore, répétant ces paroles sans cesse. Si tu savais, si tu savais comme tu m'as tuée toi aussi. Le paysage passait et le train changea brusquement de direction, entrant dans un tunnel. Le temps que mon reflet minable puisse se foutre un peu de moi.
Mes yeux noircis par le maquillage qui avait coulé se baladèrent le long de mon visage sale. Glissèrent le long de mes cernes logées en-dessous d'eux, histoire de souligner la détresse de mon regard. Suivirent les formes pulpeuses de ma lèvre qui saignait encore. Se perdirent dans les noeuds de mes longs cheveux bruns qui semblaient vouloir rivaliser avec les dreads de Tom. Et de Gaya. Seconde larme. Le dreadeux se rapproche.
J'avais l'air d'une clocharde sortie de nul part. Et je ne vous parle pas de mes vêtements. Peu importe, ses yeux à lui étaient toujours noirs et son sourire à elle n'en était que plus puissant.
Je t'avais prévenue. Connasse, comme je te hais. Elle ne baissait pas les yeux, continuant à me narguer par-dessus la touffe noire de Bill. Noir comme ses pensées, noir comme ses yeux.
Bury me, Bury me
Fin du tunnel, retour à la lumière. Tom se serrait de plus en plus contre moi, hésitant à m'enlacer. Il ne le fit pas. Tant mieux, je l'aurais repoussé. Je laissai mes yeux s'évader cette fois au loin, histoire de penser à autre chose. Je ne pensais qu'à ça, et ça, ça, ça. Gaya s'était cassée. Dans un autre wagon, dans un autre train, dans une autre ville. Peu importait, j'avais l'habitude avec elle. Fuir et sourire. Encore et toujours. Bill avait envie d'gerber. Encore, et encore.
I am finished with you
Finish. It's over. Mes yeux restaient coincés là où elle se tenait quelques minutes plus tôt. Non, ce n'était pas fini. Cela ne le sera jamais. Gaya, ma Gaya, pourquoi m'as-tu rejointe cette nuit-là ? Parce que j'avais besoin de toi. Qu'est-ce que j'ai pu t'aimer, merde, et qu'est-ce que je t'abhorre aujourd'hui. Ma tête tomba en un bruit sourd sur la fenêtre, mon front posé sur la vitre glaciale du train. Mes pensées se perdaient, toujours dans la même direction. Et la voix dansante de Tom se glissa jusqu'à moi :
«
Racontes-moi, Emily. Racontes-moi ça. » Oh non. Le ciel chiale pour moi.
Ca. Il avait tout de suite su qu'il avait de l'importance, ce p'tit mot. Et qu'il représentait beaucoup plus que deux simples lettres. Bill se retourna enfin vers moi, et je pus apercevoir une lueur de douceur. Parce que tu n'étais que douceur, hein Bill ?
«
Raconter. Mais raconter quoi ? Comment veux-tu que j'te raconte un truc qui n'a ni début, ni fin, ni de sens ? - Peu importe l'incohérence de c'que tu dis. Parles-en, simplement. Qui étais-tu, avant ? »
Qui étais-je ? Emily. Emily de Quelque chose. Peu importe le nom, seul le petit "de" donne un avant-goût de ma personne. Une sale bourgeoise française. ... Mais encore ? Bah, j'étais rien, en fait. Rien sans Gaya, rien sans la drogue, rien sans la thune de mon père, rien sans eux. Eux le peuple de mon monde. Eux le peuple de la bourgeoisie. Eux les acteurs de mon existence.
Bill écoutait, et ses yeux ne me foudroyaient plus. Ou presque.
«
Et elle ? »
Elle, c'est Gaya. Elle avait toujours été présente sans en être oppressante.
Gaya, elle avait le droit de tout faire. Elle n'était pas obligée, par exemple, de se laver les dents et pourtant sa dentition était parfaite. Les cheveux non plus elle ne les lavait jamais. C'est pour ça qu'elle avait des dreads dans les cheveux. Moi je trouvais ça trop cool. Rien à voir avec les cheveux lisses et parfaits de fille à papa que j'arborais. Et puis elle sentait toujours bon. Un mélange de parfums savoureux qui lui seyaient à merveille.
Une princesse, cette Gaya. Une belle princesse aux mille et une couleurs. Cheveux aujourd'hui vert, yeux pétillants et sourire malicieux. Tâches de rousseur qui s'étalaient du nez jusqu'au milieu de ses joues, petits points dansant que je lui jalousais depuis toujours.
Je l'ai rencontrée pour la première fois en vrai à 11 ans. Ce matin-là, Clara s'est suicidée.